Publications Patrick ROGELET


Back to black dévoilée à Brive

L'oeuvre est un quadriptyque formé de quatre volets successifs composés dans une logique narrative et interactive. Le premier panneau traduit la matérialisation du vide dans un huis clos, une clarté déserte, métaphorique, un contre espace d'où peuvent surgir tous les possibles. Le deuxième et le troisième jouent sur la matérialité même du papier, sa réalité plastique, son existence illusoire ou réelle, sa dé création/ re création. Le dernier panneau est la version en négatif du premier, il représente le Néant avant la naissance, il clôture le cycle.

 

Le support, longtemps exilé, dévoré par un mur de crayon, acquiert toute son importance au travers de nouvelles explorations créatrices dans lesquelles la feuille lisse immaculée n'est plus seulement fond ou réceptacle mais forme, consistance, existence ou non existence. L'artiste s'engage dans un parcours de recherches autour du support, lieu et saisie du lieu en rapport avec le dessin. Le contemplateur y verra une réflexion sur le sens de l’Être et de multiples interprétations toutes aussi subjectives les unes que les autres. Un dessin à ciel ouvert, qui s’échappe du cadre, pénètre l’espace du dehors, nous parle.

 

Le vide papier mallarméen que la blancheur défend stimule l'imaginaire artistique; on est libre de tout croire, tout voir, le carré blanc minimaliste de MALÉVITCH tout autant qu'une expansion de l'artiste lui-même, une métaphore spéculaire, une allégorie politique. La feuille est signée noir sur blanc, c’est une oeuvre qui se donne à voir dans son identité. Pour la première fois, le papier omniprésent et pourtant peu visible lorsqu’on feuillète tous ses dessins antérieurs est montré brut, dans sa nudité, il n’est ni illusion, ni allusion. Tout commence ainsi, ça a débuté comme ça, l’oeuvre est en train de se faire. Crayon et papier se renient, se parodient dans une dialectique permanente, une contestation infinie.

 

Le papier révèle l'absence, une forge de silence, le crayon le néant. La question reste celle de la délimitation, de la représentation ou de la présentification.

Par la perception qu’il suscite le premier volet en ready made fait écho au conformisme de la pensée lisse et des idées toutes faites, au milieu aseptisé, conditionné, de la société standardisée dans laquelle on vit. 

En surface tout est unifié, convenu, sans aspérité. Le champ de la page semble être solidement cadré, infranchissable comme un Rideau de Fer en négatif ; il est pourtant fragile et friable comme une étoffe.

 

L’artiste brise les barrières, il est une voix différente, combative, indispensable à l’espace social. Lui seul, par sa créativité résolument plurielle, libre de toute idéologie, permet une forme d’ouverture, d’envol.

 

Le deuxième volet mêle le vrai fallacieux et le vrai réel, le vide qui devient forme, l’antagonisme du blanc et du noir. La main divine de l’artiste, actionnée par la mine de crayon, déchire le support en pur trompe l’oeil. Les morceaux de papiers mobiles, telles les pierres d’un mur qui s’effondre, sont des éclats de réel prélevés du champ de la page. Le support papier anéanti fait écho au rapport de l’humanité à l’idée de la destruction de murs tangibles (Breaking the wall) comme la chute de barrières géopolitiques ou de remparts symboliques moins visibles. Faire tomber un mur est un symbole de libération, d’expansion de l’Être, un lâcher prise ici.

 

Dans le troisième volet, le blanc n’est plus que brisures ailées, débris du ciel qui vont s’éteindre. Quelques fragments se dispersent sur le sol hors cadre. La partie supérieure est obscurcie au crayon, la nuit couvre le jour. Noir et blanc rivalisent et se complètent tels le yin et le yang. L’artiste va au-delà de l’illusion dans sa recherche de matière. Le support mis en scène ici prend véritablement corps.

 

La poudre cendrée du  crayon recouvre et masque entièrement le dernier panneau, le papier disparait sous  un voile de satin noir, une signature étincelante, l’étoile du soir. La nuit blanche fait place à la nuit des fonds d’où sortiront les braises d’une nouvelle création. La barque de chaque chose, de chaque vie, dort dans la masse de l’ombre de la terre.

 

Au commencement, la terre était informe et vide ; il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme. Le Créateur dit : "Que la lumière soit ! Et la lumière fut". Il vit que la lumière était bonne et il sépara la lumière d’avec les ténèbres. Il appela la lumière jour et il appela les ténèbres nuit. Il y eut un soir et il y eut un matin : ce fut un jour.

 

La nuit tombe, le jour se lève. Où il n’y a pas d’obscurité ne peut exister la lumière.

 

Marie-Hélène BARREAU-MONTBAZET

Vice-présidente de Maecene Arts  

Docteur en histoire de l'art



L'origine du monde de Patrick ROGELET

Dessus dessous ... "Première tentative" 2017
Dessus dessous ... "Première tentative" 2017

Digression surréaliste

 

Le mineur de fond défriche à corps et à coeur la feuille de papier vierge, blancheur matricielle sans atours, ses détours. Quelques préliminaires, calculs numériques pointilleux dans les plis des-nuées.                                                                                                                            

 

Entrée en matière, découvrements indiscrets, déchirements: les fouilles ont lieu dans une chambre magmatique, passage secret d'un jardin botanique. Après prospections sur la page, transactions délicates en coulisses, l'écartèlement au col se fait entre deux dimensions, ondulations clapotantes, bruissements voilés, essaim de pigments aro-chromatiques, éclosions miraculeuses. Érotisme méta-floral, écluses chancelantes et corolle de d'hélices embrasée. Soulever à la légère un coin de l'alcôve pour entrevoir l'orifice. Émancipations acrobatiques. L'antre est vorace. Dans les entrailles du papier une spatialité à géométrie variable. La progression s'effectue par plans successifs, mouvements périphériques cadencés.

 

La mine furtive usurpe mais ne mime en rien, elle aiguillonne lentement, s'émousse, se plie avec ferveur à tous les effets de perspective, décolle des feuillures à fleur de peau, pénètre la chair béante du papier qui frissonne. Il faut souvent prendre du recul, jouer avec l'ombre et la lumière radieuse, exa-miner les cimes virevoltantes, l'entre deux, l'ab-sens, l'ab-sexe, Fleurs du mâle. Au troisième niveau dans la gorge, une barricade, censure de chasteté imprévue de parcours. Oh mon dieu! L'oeil et les sens sont trompés. Franchir l'éternité, traverser le sillon de leurre en seuil, «l'origine du monde», celle dont nous sommes tous issus. Cercle vicieux, ciel étoilé, épiphanie. Défloration, immaculée conception, libertinages d'expression! Deux volées (volets), envolée.

 

Patrick est dans son perfectionnisme un ingénieur de la Mine en perpétuelle exploration artistique. Son approche du crayon de couleur est celle d'un scientifique: rigoureuse, détaillée, aboutie. Le geste graphique qui fait la spécificité du dessin se fond dans la texture invisible de la cire sans laisser d'effet de trace spécifique, de voix identifiée. Le pigment l'emporte sur la pointe pudique ou réfractaire. Le mimétisme troublant nous fait douter du médium. Neutralité et dualité s'entremêlent. 

Le crayon est subordonné à l'effet recherché de matière dans lequel il s'incarne, il transgresse en retrait, masqué, secret. On oublie le dessin manuscrit, on lit sans souci du support, ni du son. Pas de graphe revendiqué, de repentir réel, de gestation perceptible, de fibre nerveuse, plutôt un effet miroir uniformisé, un hyper réalisme imaginaire porté à l'écran, une illusion platonicienne qui interpelle. 

La force de l'artiste consiste à nous projeter dans les pièges ludiques de la visibilité sans rien exhiber. Son individualité n'est pas dans le trait, l'écriture, mais dans la médiation, la projection d' image métaphorique, la mise en scène, la démonstration sans trucage, entre utopie, parodie, fantasme. Virtuose en matière de technique, la sienne, l'artiste travaille depuis quelques mois sur la liberté d'expression, un paradoxe révélateur tant la mine est contrainte et consentante.

Liberté en rapport avec les sujets d'actualité mais aussi liberté en matière de support, bloqué dans la mine, et en matière d'espace du dessin. Voilà un papier qui fait sa Révolution! On passe de Germinal au méta Floréal. L'artiste aborde le papier comme matérialité, objet de la réalité, dans sa transversalité, sa mise en forme, de vrais et faux déchirements, des projets de collages, d'extensions hors cadre.

 

Retour sur un Jeu deux mains, qui se prolonge ici à travers le support: faut-il ou non faire mine de, démurer le papier, miner en profondeur et passer de l'autre côté, d'un espace figé à un non lieu ? Alors que le papier disparaissait dans ses premiers dessins recouverts jusqu'à saturation par des mines dévoratrices, c'est peu à peu ce même support qui s'émancipe, se soulève. On passe d'un ciel bas et lourd comme un couvercle à une terre à ciel ouvert, un mur virtuel qui rappelle le support papier fortifié désormais affranchi, ouvert aux quatre vents, aux germinations. 

 

Un archipel de pétales effeuillés nous propulse dans l'entrouvert, l'arrière-pays, la réalité avec ou sans paravent, tout un processus créatif, métaphorique, le pouvoir générateur de la page blanche, son en deçà, son au-delà, aux lueurs d'espoir.

Dessus dessous ... "Seconde tentative" 2017
Dessus dessous ... "Seconde tentative" 2017

Un archipel de pétales effeuillés nous propulse dans l'entrouvert, l'arrière-pays, la réalité avec ou sans paravent, tout un processus créatif, métaphorique, le pouvoir générateur de la page blanche, son en deçà, son au-delà, aux lueurs d'espoir.

 

Marie-Hélène BARREAU-MONTBAZET 



"Duel", un "jeu de mains" en 2 volets

"Duel" 2014 (74 X 94 cm)
"Duel" 2014 (74 X 94 cm)

On peut difficilement ne pas tenir compte d'un titre lorsqu'il existe, surtout lorsque l'artiste le revendique et lui donne une suite. Ce que Patrick ROGELET qualifie de "Duel" est révélateur d'un conflit intérieur personnel qui résume ouvertement ses préoccupations, son cheminement créatif de "peintre aux crayons". Le duel désigné entre la peinture et le crayon de couleur se situe moins entre les supposés médiums qu'entre l'artiste et l'écriture dans laquelle il s'exprime depuis toujours en cultivant spontanément l'ambiguïté, le détournement. Le terme "dilemme" serait probablement plus adapté. Un duel sous-entend un combat, un vainqueur, parfois un mort. Comment les deux mains de l'autoportrait représenté ici lutteraient-elles l'une contre l'autre alors qu'elles appartiennent à un même corps? Elles se complètent par leurs qualités différentes, s'enrichissent mutuellement par effet de miroir ou de double face. Voyons dans ce dessin une complémentarité féconde plus qu'une bataille.

Observons le dessin ...

 

Les deux mains qui s'affrontent sont aux antipodes l'une de l'autre dans un combat inégal qui rappelle celui des gladiateurs: la main gauche offensive a l'avantage physique et stratégique tandis que la main droite naturelle, imperturbable, est privilégiée. Elle est armée d'un crayon non pas pour lutter mais pour dessiner. La main qui tient l'instrument n'est pas réelle mais vraie; c'est la seule main qui crée puisque le dessin est exclusivement réalisé avec le médium du crayon de couleur. L'esthétique des contrastes repose sur les deux archétypes diamétralement opposés et le regard en diagonale du portrait fait figure de révolte, d'inquiétude. Il est en mode défensif contrairement au crayon.

 

Un visage hyperréaliste dans lequel on entend la caresse hypnotisante du crayon, sa progression rituelle, timide, en douceur. L'exécution est rigoureuse et patiente, la discipline du geste est inoffensive, lancinante par le retour interminable du trait de crayon, le perfectionnisme de l'artiste. C'est un mode d'expression méticuleux, discret, face à une perception très personnelle, volontairement insolente, de la peinture qui progresse rapidement, avec audace et voracité, rébellion. La pâte virtuelle est vive, nourrie, fulgurante, encore fraîche, odorante. La matière est palpable, abstraite, impulsive, la substance est collante, elle déborde du support, tache, envahit le dessin, le provoque sous l'oeil visiblement contrarié, mais intérieurement jouissif, de l'artiste. Il n'a pas résisté à la tentation de mettre réellement les doigts dans la matière, le pigment, avant de peindre aux crayons la partie supérieure du dessin! Les détails de différenciation descriptive mettent en évidence une compétition simulée et entretenue par l'artiste entre les deux médiums, peut-être un soupçon de frustration dans le désir d'obtenir ce que n'a pas le crayon par nature.

Au-delà de la représentation, c'est un autoportrait complexe de l'artiste, le conflit est en lui. Chacun des adversaires dessiné et dépeint joue de la confusion. Ce sont deux figures fraternelles antithétiques. L'une pourrait être Caïn et l'autre Abel mais il n'y a ni juste ni meurtrier, ni victime ni bourreau, seulement la projection d'une personnalité hybride qui repousse les délimitations, s'interroge sur des alternatives incohérentes qui lui sont nécessaires pour être entier, il se cherche.

 

Les crayons de couleurs n'ont aucun secret pour lui, il sont invincibles et sont l'arsenal de sa création depuis toujours. La peinture le fascine manifestement et il l'expérimente à travers le crayon, il la parodie avec tellement de talent qu'elle parvient, tout en demeurant absente, à faire oublier le dessin omniprésent qui s'y cache et la révèle. L'ordre apparent est perdu, l'artiste se lâche, s'affirme, défie la peinture avec humour. La trace invisible du dessin est partout lorsqu'il est dévoilé. Tout est voulu, concerté, pesé. L'artiste soulève des questions, renouvelle la proximité de nos regards; on se perd volontiers, incrédules et admiratifs.

 

Le crayon est une fausse victime, la peinture une fausse antithèse, plutôt une émulation. Elle semble être plus réelle que le crayon, tout est fait pour nous tromper sur la technique, la durée, on est en pleine illusion physique et plastique. Des clins d'oeil au fauvisme, au pop art et à Andy WARRHOL, un usage contre nature mais caractéristique du crayon dans son art.

 

L'autoportrait d'un regard autocritique qui explore, doute parfois, jongle habilement avec les codes, les conventions picturales. Un goût de liberté dès qu'on se laisse porter, la découverte d' effets insoupçonnés, de ressources illimitées. On ne peut que souhaiter davantage encore d'excès, de prise de risque, de débordements subversifs, de "folie" même contrôlée! Le véritable ennemi du duel n'est pas le médium mais le regard que l'on porte sur le visible, la technique, au détriment du sensible. S'il y a vraiment "duel" le vainqueur ne dépend pas de l'instrument, de la représentation, mais de l'art, de la sensation, la cohérence n'a pas lieu d'être.

"Duel , le châtiment" 2015 (74 X 94 cm)
"Duel , le châtiment" 2015 (74 X 94 cm)

Unité duelle ...

 

Ce dessin est né bien avant qu'on ne témoigne notre solidarité au magazine satirique "Charlie hebdo" et notre attachement aux valeurs fondamentales de liberté d'expression. Le dessin était en cours de création plusieurs semaines avant ce drame. La perception de cette oeuvre est aujourd'hui un peu différente face à l'actualité, sa résonance plus large, le crayon est devenu un symbole républicain fort, une arme de guerre pour défendre nos convictions. Blake disait que l'évidence d'aujourd'hui est l'imagination d'hier. Au parti pris esthétique et stylistique se mêle spontanément un parti pris de liberté imprégné d'une réalité conjoncturelle à laquelle ne peut échapper l'observateur contemporain.

 

Il s'agit du deuxième volet de "Duel", un jeu de mains en deux actes, deux mouvements. Un coup de crayon magistral sur tous les plans, une création hyperréaliste d'une tridimensionnalité remarquable. Mine de rien, l'instrument apparemment inoffensif, infime et discret, neutralise l'adversaire, aussi imposant soit-il, d'un simple coup de crayon, un jeté d'ancre. La main est transpercée, immobilisée, la cible est atteinte en plein centre. Plusieurs crayons-javelots déjà bien usagés semblent avoir été catapultés en vain, l'un d'entre eux, jaune pâle, s'est planté dans une des brèches de la planche située dans l'aire de lancement. Le "pigmencre" s'écoule de la main et sur la traverse en bois : du bleu au centre, du vert, du jaune, du violet à la périphérie sur l'arrière-plan, quelques traces de la palette virtuelle de l'artiste sur les doigts. 

 

Le rapport de force est d'autant plus démesuré lorsqu'on réalise que la proportion de la main gauche représentée est bien supérieure à la réalité incarnée. Provocatrice dans le premier volet, elle devient à son tour victimisée. 

 

Le pigment fluide jaillit, se modèle et prend corps sous forme de matière physique et couleur-lumière, il provient de la main et non du crayon noir mis en cible. Le choix chromatique est significatif. Il est d'usage de considérer que le bleu est l'ouverture, la découverte et l'introspection. Une tonalité qui renvoie paradoxalement à la sérénité, à l'évasion, et non à la vengeance. Le noir est contraire ou absence de couleurs, rigueur et pointe sèche. 

 

Des crayons brisés mais affûtés, des armes d'un combat que l'on est tenté d'associer à une ouverture, un plaidoyer vers le juste milieu de la main. Cette main est devenue accessible et réceptive, dressée sans vraie résistance. C'est une dualité créatrice et non usurpatrice, l'expression ardente de deux libertés fertiles qui s'unissent, deux langages artistiques étrangers qui fusionnent et deviennent indissociables. 

 

Une image auto-satirique, un dédoublement de l'oeuvre d'art, l'autoportrait insolite et ironique d'un peintre aux crayons de couleurs qui façonne le virtuel et conçoit la peinture dans un rapport d'opposition et de relativité à lui, une peinture à laquelle il voue une admiration secrète. 

 

D'un point de vue stylistique, la verve du dessin disparaît sous l'absence rémanente de peinture, son évanescence, un visible insaisissable. Le rendu et les effets de matières sont toujours excellents d'une précision presque scientifique. On ne voit dans la facture aucun geste de peinture, aucun résidu, aucune trace subjacente, seulement la pulpe duveteuse qui sature la surface plane du dessin, un rendu des détails très rigoureux. Il faut regarder de près, en-deçà et au-delà pour identifier le médium, lire dans sa trame. La vue nous trompe, on ne voit jamais assez et encore moins l'effacement du visible ou sa discontinuité , le passage invisible, délicat, de la gomme électrique pour tous les effets de matière et subtilités. 

 

Si la peinture est un pur mirage à vue d'oeil, la musicalité inaudible lorsque le dessin est terminé est pourtant bien réelle durant toute la composition du dessin à travers les passages pénétrants et endurants des mines, leur frottement harmonique sur le papier, leurs entrelacements de formes et d'idées qui germent. Une musique sérielle qui ne varie pas en fonction de la couleur.

 

On peut de manière générale convenir que la peinture réelle peut inclure le dessin, autrement dit que la peinture peut être dessin dans la pratique. Mais le dessin n'est pas la peinture même s'il entretient avec elle une relation privilégiée, inattendue, la peinture reste un leurre. Elle est dans sa substitution presque un mystère, une altérité intime, c'est aussi un exercice de style, de mimétisme, une signature. L'artiste voile notre perception, trouble nos sens, tout en se découvrant et en se révélant à nous, peut-être aussi un peu à lui-même. L'intitulé "Duel" de médiums ne serait-il pas un tant soit peu une bataille d'égo?

Et si l'Art pouvait sauver le monde ?

 

L'arrière-plan en partie obstrué par une planche en bois semble a priori secondaire alors qu'on devrait s'y attarder pour différentes raisons. Tout est double langage et retournement dans cette œuvre. 

D'un point de vue artistique, la texture est palpable, les veines de pigments et de rehauts dessinent des flux ondoyants qu'on ne se lasse pas de contempler. Le détail minutieux du rendu plastique de la matière brute, les ombres portées, les nuances sont d'une précision quasiment photographique.

Allons au-delà:

 

L'extrémité de cette planche, la position de la main et celle des différents crayons javelots, orientent immédiatement la perspective de ce dessin. C'est de toute évidence la représentation d'une main crucifiée, clouée sur la croix, un renvoi à la Passion du Christ. L'artiste souffre, sa main divine est percée d'un glaive. Les crayons épars attestent d'une flagellation. C'est encore mine de rien une révélation surprenante et discrètement provocatrice. C'est un sang de pigments qui s'écoule. 

 

Quel est le sens de cette crucifixion? Qui sont aujourd'hui les "PILATE" impitoyables et incompétents (le terme est de PILATE!) qui exécutent, jugent l'art, laissent périr les créateurs et s'en lavent les mains? 

 

DOSTOÏEVSKI écrivait que la beauté sauverait le monde. Ici, l'artiste fait acte de foi: il se sacrifie pour être reconnu, pour exister, pour régénérer le monde. Son pouvoir démiurgique est l''instrument de notre salut. 

 

Si les scènes de crucifixion sont largement développées dans l'histoire de l'art, la représentation de cette main suppliciée est originale. Patrick est ici à la fois metteur en scène et acteur, on l'assimile dans ce contexte au Concepteur, au Messie, au Christ Rédempteur. Les associations d'images et d'idées ne manquent pas. L'artiste est la victime incomprise, persécutée, ses blessures intérieures sont des stigmates extérieurs. La création artistique est fondamentale et nécessaire pour arracher l'humanité à la perdition. L'artiste pense à la glorification qui accompagne la résurrection, c'est la source d'espérance de métamorphoser notre condition humaine, de créer un univers de liberté, et de laisser peut-être une part d'éternité.

 

La dimension du dessin est double lorsqu'on regarde le positionnement des crayons. La paume de la main est enclouée à l'horizontale comme le fut le Christ par les poignets avant d'être redressé à la verticale. On comprend mieux ainsi l'écoulement vertical du pigment et le placement des crayons.

 

La croix dans sa forme globale est l'union des complémentaires. Elle symbolise à la fois la synthèse et la mesure, l'orientation.

Le dessin au crayon devient matière peinte au même titre que les mots sont matière verbale. Patrick en joue avec plaisir et talent entre réel et imaginaire, visible et visuel. 

 

Une complicité admirable entre deux médiums ambivalents qui se connaissent mal, feignent de se combattre, mais aussi entre deux mains créatrices qui ne peuvent être séparées. Sublime travestissement du dessin. La peinture transcende le dessin. L'artiste a désormais "les mains libres" et "carte blanche", il peut tout créer à condition de lâcher prise. Notre perception est toute aussi libre, elle relève du questionnement perpétuel.

 

Voyons en confrontant les deux volets de ce prétendu "Duel" une création à deux mains, un dialogue fécond, une alliance, un duo chorégraphique, une unité duelle plutôt qu'une mise à feu ou une individualité séparée. On ne met pas d'un côté l'océan et de l'autre les vagues. Les deux mains, que tout semble opposer, diviser, n'en font qu'une, il n'y en a plus qu'une seule de représentée sur ce dessin. C'est une magnifique allégorie de la Trinité: le créateur et ses deux mains à la gloire de l'Art !

 

Marie Hélène BARREAU MONTBAZET



"Abstraction figurative", "ceci n'est pas une peinture"

"Abstractions figuratives" 2014 (66 X 88cm)
"Abstractions figuratives" 2014 (66 X 88cm)

Une création très originale et très différente de toutes celles qui ont précédé. Une oeuvre surprenante avec une orientation nouvelle. On peut facilement hésiter ou s'interroger sur le médium utilisé si l'on ne connait pas encore le parcours artistique de Patrick ROGELET. Gouache ou acrylique viennent naturellement à l'esprit, on ne pense pas au dessin. L'ensemble est pourtant entièrement et exclusivement réalisé aux crayons de couleurs mais la peinture n'est pas si loin ...

 

L'artiste nous confie les préliminaires de son approche créatrice. L'ébauche, ou plus exactement la source d'inspiration de cette création, est presque ludique, très spontanée, intuitivement exécutée à la peinture. L'essai en peinture est posé sur la table de travail près de la feuille blanche sur laquelle Patrick va commencer à dessiner. Il mêle directement en amont et en parallèle (ou à distance) la peinture et le crayon. Les tonalités chromatiques sont respectivement similaires. C'est presque un dédoublement avec des variantes créatrices sur deux supports indépendants. Les deux fusionnent dans la germination conceptuelle du dessin, la peinture qui ne sera pas gardée est le projet de départ, prémisse du dessin que nous voyons maintenant sans le reconnaître en tant que tel.

La démarche créatrice est contraire aux usages et presque paradoxale dans la mesure où le dessin précède généralement l'oeuvre finale en peinture, ici c'est l'inverse. Peinture et dessin vont d'ailleurs jusqu'à se confondre si l'on arrive à croire que la simple pointe d'un crayon de couleurs produit les mêmes effets qu'un pinceau et preuve en est. Certes, le temps de création n'est pas le même. Patience et virtuosité technique sont de rigueur et d'autant plus extraordinaires qu'ils se font oublier tant la simulation de peinture est confondante. Les passages sur le papier, les traces de crayons sont invisibles même en s'approchant très près.

 

L'illusion est là puisque ce qu'on perçoit n'est pas, mais c'est bien davantage qu'une démonstration performante ou un exercice de style. Si l'on parle volontiers des dessins aux crayons, le simple crayon de couleur semble être trop ignoré, sous-estimé, marginalisé. En même temps, on l'oublierait presque à travers ce dessin tant il s'apparente ou s'associe à la peinture. Une succession divinement maîtrisée de tracés légers et répétés sature le papier au point de créer une texture à la fois veloutée et luisante. Un dialogue d'ombres et de lumières, de matière virtuellement palpable, de vides et de pleins, de léger et de lourd. On pressent une construction plastique faite de douceur, d'ondulations modelées, d'éclats et d'étirement saillants, dans une atmosphère de senteurs de peinture encore humide, à peine sortie du tube.

 

C'est à s'y méprendre, on perd tout repère de classification étroite, d'idée préconçue sur la reconnaissance arbitraire d'un médium, une hypothétique hiérarchie. Ce clin d'oeil pertinent de l'artiste nous fait réfléchir sur les cloisonnements trop hermétiques et exclusifs des champs esthétiques, ce besoin arbitraire de répertorier un art en oubliant les connexions enrichissantes d'un médium à l'autre, les résonances, les ouvertures infinies qu'offrent des crayons de couleurs au demeurant trop modestes. Les rapports entre peinture et crayons de couleurs demeurent ambigus, ils semblent être à la fois recherchés (dans leur convergence) et esquivés (la peinture a été détournée, elle n'est en apparence que prétexte, postulat). On glisse imperceptiblement, avec trouble et fascination, d'un médium à l'autre. Les questions relatives à l'identité spécifique du crayon de couleur restent en suspens, peu importe pour le moment, puisque la magie opère largement, d'autant plus vivement lorsque le médium est identifié.

 

On peut malgré tout s'interroger sur la création en elle-même. Commence-t-elle dès le projet en peinture ou seulement à partir du dessin que nous avons? Patrick répondra certainement que la création ne concerne que le dessin aux crayons de couleurs (la peinture n'a pas été conservée, elle n'est qu'un stimulant, un instrument générateur). Certes le dessin est ici totalement autonome et retravaillé. Les deux étapes sont pourtant plus étroitement liées qu'on ne le pense, ce dessin est plus révélateur qu'il n'y paraît, il est à la fois une continuité et un commencement dans la création. La facture de l'ensemble des dessins de Patrick et le thème initial dans cette oeuvre-ci, montrent plus ou moins inconsciemment un désir de relier peinture et dessin. L'originalité de Patrick consiste notamment à "peindre" aux crayons de couleurs, avec des simulations d'éclaboussures éparses, de chute visqueuse de la matière, de dilutions aqueuses, des effets instantanés de peinture fraiche dont la surface feint de s'être fissurée en séchant ... Le tout en utilisant de simples mines et à sec bien sûr. "Ceci n'est pas une peinture" mais bien un dessin peint aux crayons de couleurs. L'artiste est maître dans ce domaine.

 

Les intensités monochromatiques sont admirablement nuancées. Couleur et matière ne semblent faire qu'un, l'une et l'autre feignent d'être malaxées, étalées, expulsées comme en peinture. Patrick a rajouté quelques éléments formels pour équilibrer la composition finale au crayon et l'adapter à sa perception figurative dans l'abstraction. Les ouvertures sur la blancheur du support papier redoublent les contrastes et la plasticité, le coeur du dessin est évidé. Dès lors qu'on a pris connaissance du médium utilisé, ce qu'on considérait improvisé ou instinctif dans le domaine de la peinture devient maintenant très complexe. Les graphismes (et non plus la matière) se tordent, s'enchevêtrent, se multiplient sans jamais se brouiller. On peine à imaginer les cheminements incessants et subtils de la main au contact du papier. Le titre suggère que tout est en ordre ou à sa place, accessible, mais l'incertain et l'inattendu, ne sont  pas écartés pour autant, ils relèvent du contemplateur.

 

En partant de cette cosmogonie de départ en peinture, l'artiste a progressivement vu surgir des figures embryonnaires dans son dessin en cours. L'une d'elle, récurrente, fut formellement entretenue et lorsque l'on contemple longuement le dessin, on s'aperçoit que Patrick a rajouté discrètement certains indices formels dont le plus évident est un oeil. Le reste est à deviner si on le souhaite!  

 

Clin d'oeil  de l'artiste, oeil de la révélation, réflexion sur le regard ? L'approche est surréaliste, c'est au regardant, d'ouvrir les portes de la création, de chercher, même s'il trouve  tout autre chose ! Ne révélons donc pas trop rapidement la forme inductive intuitivement perçue et volontairement  adaptée par l'artiste. La peinture en amont est peut-être plus importante dans sa démarche que l'identification formelle unificatrice qui tend à fixer ou figer le dessin, à limiter les articulations et détails qui nourrissent l'imaginaire, à extraire l'abstraction en énonçant une évidence qui n'est pas irréfutable. Disons seulement que la totalité du dessin peut être mise en rapport avec le jeu d'échecs, nouveau clin d'oeil en référence cette fois ci à "L'Échiquier du destin".

 

Chacun peut très librement s'exercer à  chercher des silhouettes polysémiques disséminées, il en trouvera sans cesse de nouvelles, elles disparaitront parfois aussitôt pour se métamorphoser en d'autres formes et contenus aléatoires. S'il n'était pas signé , le dessin pourrait aisément être tourné dans tous les sens, l'expérience est intéressante, le dessin devient extensif, toutes les digressions sont possibles. Le dessin adopte une sonorité très différente selon ce que chacun saisit, imagine, entend en fonction de ce qu'il cherche et de sa sensibilité; il se mêle à nos récits, nos fantasmes avec un arsenal de formes diversifiées plus poétiques que théoriques. Le contemplateur nomade peut toujours aller plus loin dans l'imprévisible, sans aucune certitude ni frontière. Il joue au pluriel avec la complicité et l'acquiescement de l'artiste qui redécouvre lui aussi son dessin à travers nos perceptions ... Certains verront tout un bestiaire, d'autres des avatars humains, des paysages fantastiques, la construction perpétuelle de mondes insolites, d'explorations errantes. L'oeil que nous découvrons dans le dessin (on peut même facilement en discerner deux) nous encourage à toute forme de dispersion délire du regard. 

 

Cette oeuvre fait pendant à un autre dessin, "L'huile aux crayons" (2008). L'approche y est similaire mais le crayon de couleur est par contre ouvertement identifié, on voit alors clairement  le passage de l'illusion de peinture qui sort du tube et devient progressivement dessin. La symbolique est  renforcée par la représentation  graphique des crayons de couleurs en pleine action. Patrick va beaucoup plus loin dans son "Abstraction figuratives" mais le thème du rapport à la peinture est le même. L'artiste est légitimement reconnu comme un prodige du crayon de couleurs, il contribue par ses créations à émanciper un médium aux ressources sans limite du possible.

 

Marie-Hélène BARREAU MONTBAZET



Under the skin " Mona Lisa", une mine "à coeur ouvert"

L'acte chirurgical se fait entre corps perçu (la vision en surface) et corps figuré (la vision au travers). C'est un procédé ciselé à la pointe et épluché du bout des doigts, une intervention surréaliste.

Le sujet n'est pas M (Mona) mais P (Patrick), on le trouvera sous des voûtes plus profondes, d'autres épaisseurs. Il faut découvrir l'ouverture. Le professionnel est à la fois le patient, l'explorateur, le décolleur à la cime de la feuille.

Une question de perspective sur la chair, l'épiderme, les entrailles du papier en filigrane. L'attention ne porte plus exclusivement sur le médium, mais sur la nature transversale, ouverte, du support, le champ de vision.

Alors que les pigments nutritifs prenaient jusqu'à maintenant toute la place, scrutant le corps du support, occultant tous ses pores, le spécialiste sonde dans cette opération l'organisme, ses extrémités, ses tissus, ses galeries du passé.

Il soulève délicatement la peau, skin, pour observer dessous, l'ouvre soigneusement, taille, dédouble, déchire une première pellicule. Il révèle une matérialité intangible, un espace-temps de l'autre côté, un corps sans corps, vivant, impalpable et pourtant à portée de main. Nos regards s'évitent d'abord pour finalement se croiser. On s'enfonce "la main au collet", en territoire convenu, on le suit dans les coulisses du Louvre.

M-O-...- A : Le sujet n'est pas M (Museum Of Modern Art) mais N comme Mona, qu'il a dans la peau. Il épelle une identité, entend avec les yeux mille autres échos dans les feuillets; le dehors devient dedans.

Jusqu'où les mines indiscrètes vont-elles creuser?

Songent-elles à recoller les plaies béantes, à recouvrir les résurgences?

Épris de vertige, le praticien titube ...

Les recherches et prélèvements s'interrompent. La Muse de Léonard, à fleur, à plutôt belle mine!

En cas de froissures, de plis, de vibrations intérieures, de surgissements du passé, consultez immédiatement ... Haroun TAZIEFF! La secousse est garantie à vie.

L'acte artistique se transmet du passé vers le futur et vice versa, tel un temps circulaire qui fait renaître la Joconde au 21ème siècle. Un souffle d'air fait d'odeur de cire et de crayons vient emplir les poumons d'une momie récalcitrante.

L'artiste reste joueur, il épluche, réinvente le temps, ses dédoublements pluriels l'incarnation d'un instant, un double je(u), un monde transitoire entre deux parenthèses où les temps coexistent simultanément, se révolutionnent.

"Le passé est altéré par le présent autant que le présent est dirigé par le passé" (ELIOT).

 

Marie-Hélène BARREAU-MONTBAZET